Après la polémique, une sortie de crise ? L'éditeur britannique Puffin a provoqué une levée de boucliers générale après la publication, en 2022, d'ouvrages de Roald Dahl aux textes modifiés. Des descriptions raccourcies, n'évoquant plus certains éléments liés au poids, au genre, aux caractéristiques physiques ou mentales, entre autres. La maison annonce que les versions originales seront rééditées cette année.
De nouvelles éditions des classiques de Roald Dahl, comme Sacrées sorcières, Charlie et la chocolaterie ou encore Matilda, publiées en 2022, différaient singulièrement des précédentes parutions, remontant à 2001. Le quotidien britannique The Telegraph a procédé à un relevé éloquent, qui fait apparaitre de nombreuses modifications d'une édition à l'autre.
Les textes, version 2022, se sont débarrassés des termes « liés au poids, à la santé mentale, à la violence, au genre et à l'ethnie [qui] ont été supprimés et reformulés ». Dans chacun des titres, une note de l'éditeur précisait : « Ce livre a été écrit il y a longtemps et nous en révisons régulièrement la langue pour nous assurer qu'il puisse être apprécié par tous. »
Réalisées à la demande des ayants droit de Roald Dahl, à travers la société Roald Dahl Story Company, les modifications ont été pesées et revues par l'agence Inclusive Minds, dont les consultants travaillent à réduire la place des stéréotypes dans la littérature, y compris celle pour la jeunesse.
La polémique n'a pas tardé : de nombreuses voix se sont élevées contre les modifications des textes de Roald Dahl, de l'organisation PEN America à Salman Rushdie, en passant par Philip Pullman et même la reine consort Camilla.
En France, Hedwige Pasquet, présidente de Gallimard Jeunesse, dont la filiale Folio Junior publie les traductions des textes de Roald Dahl, s'est dite résolument contre ces adaptations. « Nos traducteurs respectent l’esprit et l’œuvre des auteurs, autrices qu’ils traduisent. Jean-François Ménard a traduit Le Bon Gros Géant et retransmis l’imaginaire, l’humour, l’ironie et l’esprit incisif de Roald Dahl », a-t-elle expliqué, interrogée par ActuaLitté.
« En règle générale », ajoutait la présidente, « nous ne souhaitons pas retravailler les textes », mais plutôt les recontextualiser. Sa position était visiblement partagée par de nombreux éditeurs des traductions des livres de l'auteur de Matilda.
Aux Pays-Bas, le directeur de la maison De Fontein, Joris van de Leur, s'oppose ainsi à des changements majeurs. Il confirme la présence de stéréotypes et d'exagérations dans les textes, mais souligne que « l'effet comique réside dans [ces derniers]. Les jeunes lecteurs les reconnaissent, et cela les pousse à réfléchir au bien et au mal. » Si des ajustements sont réalisés au fil des différentes éditions, il restait dubitatif face à de telles modifications, d'après le quotidien Trouw.
En Espagne, le groupe Santillana faisait état, peu ou prou, du même avis sur ces textes retouchés. Ceux-ci semblaient d'ailleurs réservés, dans un premier temps peut-être, aux marchés anglophones, puisque Penguin Random House Verlagsgruppe, en Allemagne, a proposé de nouvelles éditions des livres de Dahl en 2022, sans modifications aussi drastiques. Or, Puffin est une filiale de cette même multinationale, Penguin Random House.
Les textes de Roald Dahl sont toujours couverts par le copyright, ce qui garantit des droits de propriété intellectuelle sur les œuvres aux éditeurs concernés, mais aussi aux ayants droit. Les droits moraux de l'auteur, dont l'existence au Royaume-Uni remonte à 1988, s'appliquent depuis l'année suivante dans le pays — un an avant la mort de Dahl, donc. Leur durée est équivalente à celle du copyright lui-même, soit l’existence de l'auteur, à laquelle s'ajoutent 70 années.
Ces droits moraux, exercés par les ayants droit, garantissent notamment le respect de l'intégrité de l'œuvre, soit la possibilité de s'opposer à des « additions, suppressions, adaptations et autres types de manipulations qui interfèrent avec la structure ou l'organisation de l'œuvre ».
Droit moral britannique et droit moral français ne sont pas totalement comparables, nous précise Jean Aittouares, avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle, mais « le droit moral de l'auteur d'une œuvre n'est pas un droit par lequel on peut obliger à modifier celle-ci, c'est un droit de défense de l'œuvre par lequel on peut empêcher qu’elle soit modifiée. En ce sens, la démarche des héritiers de Roald Dahl est complètement contre nature, elle est même potentiellement contraire au droit moral de l'auteur Roald Dahl et pourrait en constituer une violation. » À moins que les héritiers ne parviennent à démontrer que Roald Dahl souhaitait modifier ainsi son texte.
Un auteur lui-même, de son vivant, n'a pas tous les droits sur son œuvre, à partir du moment où il en cède une partie à un éditeur. Il ne peut pas, par exemple, modifier ce qu'il a écrit sans l'accord de ce dernier : « Il existe bien un droit qui est le droit de repentir [dans le CPI français, NdR], mais celui-ci consiste à retirer l’œuvre du marché, pas à la modifier. » Une entente est toutefois possible entre les deux parties, ce qui fut sans doute le cas entre Penguin et Dahl lorsque ce dernier modifia les descriptions des Oompas-Loompas de Charlie et la chocolaterie, quelque peu problématiques.
Concernant les versions traduites, « l'éditeur d'une traduction signe en principe un contrat de sous-édition avec l’éditeur original de l’œuvre », rappelle Me Aittouares, associé fondateur du cabinet Ox Avocats. « Dans le cas de Penguin et Gallimard, il est possible que Penguin ait des droits résultant de ce contrat de sous-édition lui permettant de contraindre son contractant : par exemple, avec un droit de relecture ou de validation d'une traduction. Mais il parait peu probable qu'un droit de révision ait été prévu. »
Autrement dit, la Roald Dahl Story Company ne semblait pas vraiment en mesure d'ordonner des modifications à Gallimard, Santillana ou De Fontein, ce qui explique ces prises de position publiques si résolues.
Un autre problème se profilerait par ailleurs pour corriger les traductions : « Le traducteur est l'auteur de sa traduction, et jouit donc d'un droit moral sur celle-ci. Le traducteur est donc potentiellement en mesure de s’opposer à toute modification de sa traduction, même si elle est demandée par l’éditeur original ou par les ayants droit de l’auteur », termine Jean Aittouares.
Ce vendredi 24 février, un communiqué de l'éditeur Puffin annonce la création d'une « Roald Dahl Classic Collection », laquelle proposera les versions originales des textes de l'écrivain britannique. Soit 17 titres disponibles dans quelques mois, enrichis de « documents d'archives », indique la maison. « Les lecteurs seront libres de choisir quelle version est leur préférée. »
Nous avons suivi le débat de ces derniers jours, qui prouve le pouvoir extraordinaire des livres de Roald Dahl et les véritables questions autour de la manière dont les histoires peuvent être actualisées et rester pertinentes pour chaque nouvelle génération. [...] En rendant accessibles les versions Puffin et Penguin, nous laissons le choix aux lecteurs pour découvrir les récits magiques et merveilleux de Roald Dahl.
– Francesca Dow, directrice générale de Penguin Random House Children
L'implication de la multinationale américaine Netflix dans les coupes et modifications apportées aux textes de Roald Dahl a été écartée par les ayants droit. La Roald Dahl Story Company a précisé ce point dans une déclaration d'un porte-parole à ScreenRant : « L'examen [des textes] a commencé en 2020, avant que Dahl ne soit racheté par Netflix. Il a été dirigé par Puffin et la Roald Dahl Story Company. »
La Roald Dahl Story Company et Netflix ont inauguré leur collaboration en 2018, avec un travail autour de l'adaptation d'œuvres de l'auteur en séries animées. Ce n'est qu'en septembre 2021 que l'acquisition de la première par la seconde a été officialisée.
Photographie : confiseries façon Wonka et livres de Roald Dahl (Mosman Library, CC BY 2.0)
Commenter cet article