Une lettre inédite du grand peintre, Salvador Dali, adressée à André Breton, révèle une des raisons de son expulsion du groupe surréaliste. Ici, l’auteur de La Persistance de la mémoire y inventait une nouvelle religion sans Dieu, scientiste au credo sadomasochiste, et avec des relents hitlériens. Un document dérangeant qui reflète toute une époque, les années 30, en quête de l’Homme nouveau, autant que l'ambition, chez l'artiste, de casser toutes les barrières qui découlent de la vieille morale chrétienne.
Le 05/09/2022 à 12:59 par Hocine Bouhadjera
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« Je crois de plus en plus que les surréalistes finissent par devenir des prêtres. C’est une idée qui me hante depuis longtemps, à tel point qu’un de mes projets urgents est d’élaborer une religion, puisqu’il n’y a pas de prêtres sans religion. » C’est par ces mots que débute la lettre de Salvador adressé au « Pape du surréalisme », en 1935, révélée dans son intégralité par El Pais.
Cette fameuse missive, constituée de « quelques notes qui pourront être utiles pour le laboratoire secret de Contre-attaque », longtemps introuvable, était seulement connue d’une phrase de l’artiste, dans son Journal du Génie : « Quand [André] Breton ne voulait pas entendre parler de religion, je m’apprêtais bien sûr à en inventer une nouvelle qui serait à la fois sadique, masochiste, onirique et paranoïaque. »
La revue Contre-attaque n'aura existé que six mois entre septembre 1935 à mars 1936, sous-titrée, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », à l'initiative d'André Breton et Georges Bataille. Elle s'opposa aux fascismes européens, en s’appuyant sur les armes de l’ennemi : le mythe.
La méthode paranoïaque
La missive dalienne fut dénichée lors d’une enquête dans les archives numériques de l’auteur de Nadja. Elle révèle notamment, avec force détails, les véritables raisons de l’exclusion définitive du peintre en 1939 : Breton avait conservé le document en tant que preuve contre lui pour justifier la mise au banc du catalan. Elle a été retrouvée à l'occasion d'une recherche dans les archives numériques de l'auteur français.
Inscrit dans un certain esprit du temps, teinté d’hégélianisme, Dali propose une « religion essentiellement anti-chrétienne et matérialiste, basée sur les progrès de la science ». Il devançait ici l’Histoire des sociétés occidentales, avec quelques problèmes de référentiel.
Inspiré par son approche dite paranoïaque-critique, influencée des nouvelles théories psychanalytiques, et résumable en « méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l’objectivation critique systématique des associations et interprétations délirantes », l'artiste avait déjà été une première fois sanctionné par le groupe surréaliste en 1934. En cause, ses reproductions du Führer nu avec ses ceintures militaires marquant sa peau, sexuellement suggestives, qu’il reliait à l’image de l’infirmière de son enfance, sur laquelle il avait peint une croix gammée.
L’ambition de Dali était de dépasser les cadres contraignants de la morale chrétienne, inscrits en chacun des Européens par les siècles, pour renouer, au fond de l’inconscient, avec des visions individuelles ou collectives signifiantes. Remplaçant ce système de valeur et de représentation millénaire, Dali tirait notamment des théories de la chute et de la renaissance des civilisations, d'après les travaux de l’Allemand Oswald Spengler ou du scientisme d’un Auguste Comte.
Mais également la moins connue Hiparxiologie du catalan Francesc Pujols, ou encore l’approche déliro-mathématique de son ami de jeunesse, Alexandre Deulofeu. En parallèle, Einstein et sa relativité, Breton et son hasard objectif, Bataille et son érotisme libérateur, ou le sadisme du marquis, ne sont pas bien loin.
Cette « religion » dalinienne est aussi basée sur le meurtre rituel. Il développe : « Le matériel des sacrifices humains sera souvent choisi parmi les hiérarchies expansives et imaginatives. La convoitise de l’angoisse et donc du plaisir, qui procurera la possibilité de la peine de mort, est essentielle. »
Dali anti-démocrate
Salvador n’a jamais caché son aversion pour la démocratie. Son attirance pour le nazisme, elle, s’appuyait sur une conviction que tout phénomène qui trouble les certitudes intellectuelles, est révolutionnaire : « La nouvelle religion soutiendra moralement tout mouvement subversif dans le domaine politique, constituant l’amalgame anarchique de toutes les idéologies pratiquement révolutionnaires, même si leurs aspirations portent des étiquettes réactionnaires. »
Dès lors, le nazisme relevait d’un bouillonnement « hyper original » et le créateur allait même plus loin, en confondant nazisme et surréalisme. La croix gammée incarnait l'objet surréaliste à ses yeux, auquel il fallait opposer une contre-proposition, la sienne : « La nouvelle religion sera physique dans le moral, psychologique dans le cérémonial, biologique dans les mythes et dans le social, fanatique dans le rationnel-matérialiste, dialectique dans l’irrationnel, délirante et hitlérienne dans l’affectivité, scientifique dans les dogmes. »
Il ajoute qu’elle portera d’inédites hiérarchies qui détruiront les distinctions « entre le Bien et le Mal du christianisme ». Ces considérations passent difficilement auprès de ses amis quand Hitler, Mussolini et Staline tiennent le pouvoir dans leur pays, et que des forces anti-parlementaristes françaises sont à deux doigts d’un coup d’État réussi, le 6 février 1934.
En outre, la même année où Hitler signe les lois racistes de Nuremberg, le peintre remplace la lutte des classes par la lutte des races. Face au racisme nazi, il en oppose un autre : « La domination ou la soumission à l’esclavage de toutes les races de couleur (chose réalisable si tous les Blancs s’unissaient fanatiquement) pourrait causer d’immenses possibilités d’illusions immédiates aux hommes blancs. »
Il faudra attendre 1939 et le soutien affiché de Salvador Dali au général Franco, comme son auto-proclamation de « chef du surréalisme », pour que Breton décide de l’expulser définitivement du groupe, lui reprochant son racisme : « J’ai pris le temps de m’assurer que son commentaire excluait toute forme d’humour », expliquait-il notamment. En outre, l’auteur de l'Amour fou conservait une autre lettre, plus féroce et inhumaine, dont l’original a disparu. Une copie écrite de la main de Breton est en revanche disponible.
On peut y lire : « Je déclare qu’en dehors de tout sentiment de pitié et d'une opinion péjorative des lynchages et des bûchers les plus cruels, j’avoue que j’éprouve un réel plaisir et même une excitation sexuelle considérable à découvrir de telles choses. Je ne vais pas condamner les foules qui brûlent vifs les noirs et les lynchent, car je dois accepter la volupté légitime qui les guide. Un plaisir qui ne doit pas être inférieur à celui de commettre n’importe quel crime. » Il précise ensuite se révolter « contre les raisons sociales détestables de toute passion et de toute jouissance qui sont à la base de tels conflits ».
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Les décennies qui suivront révèleront le caractère fondamentalement mental des propositions du peintre, à l’instar d’un Sade décrivant les pires sévices du fond de sa cellule de la Bastille. Il trouvera par la suite un mysticisme catholique espagnolisant et monarchiste, appuyé sur les découvertes scientifiques de l'infiniment petit, et se définira lui-même, « en accord avec André Breton », comme « un peintre ex-surréaliste ». Il finira même fou... « du chocolat Lanvin »...
Un Salvador Dali à présent « ultra réaliste », où il cite notamment le philosophe français, Nicolas Malebranche qui disait, dans un des 22 volumes de sa Recherche de la vérité : « Quand on ouvre les yeux sur le monde des phénomènes, ce que nous voyons, jamais n'est dans des objets, mais dans notre âme. »
Crédits photo : Ron Frazier (CC BY 2.0)
Paru le 07/06/2006
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