PORTRAIT – Amiens. Sa tour Perret digne de Gotham City : la capitale historique de la Picardie a dressé cet immeuble comme pour oublier les désastres de la Seconde Guerre mondiale. Depuis 2018, un autre lieu, plus industriel, occupe l’esprit des Amiénois : la Halle Freyssinet. 8000 m2 qui, une fois l’an, déploient des trésors de bandes dessinées, pour adultes, jeunes, amateurs, experts, curieux, timides. Avec un architecte dont l’enthousiasme devient contagieux.
Pascal Mériaux. Rarement une personne aura autant incarné un événement. Si les Rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens fascinent et séduisent, chacun a un clin d’œil complice, soulignant l’engagement du directeur et son mètre 85 d’énergie. Car rien n’était joué : « Notre territoire souffre d’une forme de résignation, ancrée dans l’Histoire. Amiens, c’était la gare de transfert depuis Paris vers Calais, avec un changement de locomotive. Et j’imagine bien les voyageurs, arrivant sur le quai, avec l’envie de ne plus jamais revenir », nous racontait-il, lors de l'inauguration de l'édition 2022.
Comme si la Picardie souffrait d’une abdication entêtée. « On se dit que ça ne sert à rien de la ramener, depuis longtemps. Les deux guerres sont passées par là, la souffrance persiste », reprenait-il. Mais en embrassant la Halle Freyssinet, Pascal Mériaux avait comme à l'esprit que tout changeait. Progressivement. En 95, une poignée d’inconscients — 9, précisément — fondent l’association On a marché sur la bulle. L’année suivante, Les Rendez-vous de la bande dessinée voient le jour, festival consacré au 9e Art, insolite en ces lieux.
Expositions, rencontres, les bénévoles s’engagent autour de la BD. Elle sera le vecteur d’un message, d’une invitation à la lecture, au partage. Un dénominateur commun, durant tout un week-end. Rapidement s'enclenchent d’ailleurs des collaborations avec les établissements scolaires, puis la création d’un prix de lecteurs, issus de lycées techniques, professionnels et agricoles. 40 établissements y prennent part désormais.
Les lieux abritant le festival se succèdent, mais l’organisme demeure une structure bénévole : pas de salariés dans l’association.
Vers la fin des années 90, Denis Bajram (au centre, à la basse) se retrouve embarqué dans un bœuf, avec Jean-Pierre Gibrat (guitare) et Hugues Labiano (batterie). « À cette époque, Pascal est musicien professionnel. Très investi dans le festival, c’est la musique qui le fait vivre. Et ce soir-là, il nous a rejoints. Et on a pris notre pied », raconte, hilare, le dessinateur. Même si cela n'est pas tout à fait évident sur la photo – réalisée en 1998...
Pascal Mériaux, concentré sur sa guitare. (crédits : collection privée)
Un concert qui provoquera une remise en question : « Son rapport à la musique était très solitaire : ça paraît incongru, mais cela ne le sortait pas de lui-même. A contrario, le festival suscitait des rencontres, des expériences… des choses qu’il ne vivait plus comme artiste », note Marie-Luz Ceva, qui coorganise les expositions de la Maison de la Culture d’Amiens.
PODCAST: Expo Goldorak à Amiens, “L'humain qui donne vie à la machine”
Le changement s’opérera en 2000. Pascal Mériaux devient directeur de l’association, après 10 années en tant que musicien professionnel. Il s’était donné six mois, pour réunir les fonds, créer un poste stable dans l’association — qui compte aujourd’hui 20 salariés. « Ce qui le porte, c’est l’émotion. Et parfois, l’emporte, parce qu’il se montre extrêmement sensible : il est dans une attention aux autres, constante », poursuit-elle.
Guy de la Motte Saint-Pierre, ancien président de l’association, « redevenu modeste bénévole », comme il le dit lui-même, ne cache ni la fierté ni l’admiration qu’il porte au directeur. « Il déploie une imagination débordante, constamment : c'est une aventure humaine comme je les aime, à lui tout seul », ajoute le retraité, depuis toujours investi dans les causes humanitaires.
« La rémunération des auteurs, c’est son idée : il trouvait injuste que les éditeurs bénéficient des ventes, que la logistique soit assumée par le festival, mais qu’aucune ressource ne soit allouée aux créateurs, loin de leur famille durant plusieurs jours. » Un humanisme sous-tend ce projet : « Les bandes dessinées, il ne les voit pas comme des objets : il considère les personnes qui les réalisent. »
La réflexion s’engage : trouver des formats et des solutions, pour apporter une rémunération aux auteurs. Car, « quand il a une idée en tête, va t’emmerder à essayer de le contredire », lance Guy de la Motte Saint-Pierre avec un franc rire.
Or, vingt-deux années de direction du festival ne suffisaient pas : en 2018, il devient président de l’AR2L Hauts-de-France. Et l’engagement dans la vie culturelle se prolonge, à travers l’instance représentative et au service des professionnels. Dans les cartons, un outil de diffusion et distribution pour les petits éditeurs de la région, des actions de valorisation du patrimoine et des créations contemporaines.
En 1998, Enki Bilal réalisait l'affiche de la 3e édition des Rendez-Vous de la Bande dessinée d'Amiens et comptait parmi les auteurs invités, avec une large exposition qui lui fut consacrée. (crédits : collection privée)
Cela, en plus de toutes les actions que l’équipe d’On a marché sur la bulle coordonne au fil de l’année, entre interventions d’auteurs dans les établissements scolaires, le centre de ressources constamment enrichis. Oh, et puis la direction éditoriale des Éditions de la gouttière, maison fondée en 2009, avec un catalogue d’une centaine de titres. Dlivrable, le podcast pour professionnels, l’a dernièrement sollicité à ce propos.
Fondatrice de l’agence Arktik, Julie Lefebvre accompagne le festival depuis plusieurs années. Chargée des relations presse, elle constate la montée en puissance des Rendez-vous, autant que son extension territoriale. « En l’espace d’une dizaine d’années, les surprises n’ont pas manqué : la fusion des régions a largement étendu la portée des actions que mène l’association. »
D’autant qu’en parallèle, l’université Jules Verne d’Amiens a créé un DU autour de la BD : une équipe de créateurs s’y constitue, complétant d’un volet académique les projets. Cette année, la faculté accueillait d’ailleurs la journée professionnelle des RDVBD.
« La liberté absolue dont jouit le festival, c’est qu’il n’engage pas les éditeurs. La cellule artistique de l’association se retrouve, compose son projet, avec une adéquation entre auteurs, expositions : tout est parfaitement lisible », poursuit-elle. « Et personne n’est oublié : même quand on est extérieur au monde de la bande dessinée, on ne se sent pas exclu devant l’offre culturelle de la manifestation. »
Cette année, toutefois, les éditeurs BD sont engagés sur le dernier week-end de juin, pour offrir un ultime feu d'artifice – mais toujours en coordination avec la cellule artistique.
Alors, oui, de son propre aveu, le directeur confesse « être nul en bar », une phrase qu'il avait eue lors d'un échange avec l'auteur et illustrateur Stéphane Sénégas, sur leur amitié et leurs différences. Marie-Luz Ceva nuance : « Il apprécie la convivialité, il n’y a aucun doute. Mais il est aussi un peu ours, appréciant sa grotte et recherchant la solitude. » Durant sa carrière de musicien, il était tout à la fois promoteur du groupe, chercheur de dates et un peu plus. « En réalité, il est plus à l’aise en donnant aux autres la place dont il estime qu’elle leur revient. L’éclairage sur lui, ça le met mal à l’aise. »
1998 : l’illustrateur Paul Gillon (mort à Amiens en mai 2011) se rendait à Amiens, dans le cadre d’une exposition itinérante qui lui était consacrée, démarrée dans le hall de la gare. Et François Boucq sur la droite. (crédits : collection privée)
Guy de la Motte Saint-Pierre abonde : « C’est la pierre angulaire, qui porte l’équipe. On voit les gens de l’association changer à son contact. Il ne vampirise personne : il invite à imaginer, toujours plus, autrement, avec une totale liberté. »
Voilà ce qui rend le festival si attractif. « Amiens est l’un des moments de l’année que je retrouve avec plaisir », conclut Denis Bajram, qui a signé l’affiche de l’édition 2022. « Pascal encourage à créer de la nouveauté, à alimenter la machine à imaginer. Et cela, en se mettant au service des autres. » D’ailleurs, la ville qui concourt pour devenir capitale culturelle européenne 2028 ne s’y trompe pas : les arts visuels, et la bande dessinée à travers son festival, figurent comme moteur de la candidature.
« On avance avec humilité et obstination. Peut-être que l’on n’a jamais su se vendre, parce qu’en Picardie, c’est comme ça », ajoute Pascal Mériaux. Pourtant, les changements qu’a apportés l’association sur le territoire, les ramifications multiples de ses actions, les opérations déployées et consolidées représentent un bel accomplissement.
Peut-être assez pour amener les habitants, les lecteurs, à changer le regard sur eux-mêmes.
crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Commenter cet article