UkraineUnderAttack – Voici un texte rédigé par l'écrivain Emmanuel Ruben, agrégé de géographie et ancien directeur de la maison Julien Gracq. À l'occasion d'un colloque consacré à l'Ukraine, il a proposé la lecture de ce récit devant quelque 300 étudiants réunis à l'université Lyon 3, sur le campus de la Manufacture des tabacs (Lyon 8e). Il nous l'a fait parvenir.
Le 25/03/2022 à 14:21 par Auteur invité
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25/03/2022 à 14:21
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Tous les jours j’écoute la radio pour savoir ce que l’armée de Poutine fait à l’Ukraine, je navigue sur les réseaux sociaux pour comprendre ce qui se passe en Ukraine, je prends des nouvelles de mes amis ukrainiens. Et puis le soir, pour me détendre, je regarde la série Serviteur du peuple, sur Arte. La série écrite par Volodymyr Zelenski, dans laquelle il joue le rôle principal et qui l’a porté au pouvoir.
J’avoue que c’est très drôle, très agréable à regarder, que je travaille mon russe, cette langue que je ne peux pas me résoudre à vouer aux gémonies depuis qu’elle est devenue la langue d’un tyran et que j’en apprends beaucoup sur l’Ukraine de la fin des années 2010, moi qui n’y suis pas retourné depuis 2017. Il y a de nombreux moments, en regardant cette série, où l’on a l’impression de lire dans une boule de cristal les événements à venir. Mais il y a un moment terrible, dans le dernier épisode de la première série.
C’est un cauchemar de Vasily Petrovitch Goloborodko, le nouveau président incarné par Volodymyr Zelenski. Goloborodko, ancien prof d’histoire devenu président comme par hasard, en fait beaucoup, des cauchemars. Et dans ces cauchemars reviennent toujours des personnages de l’Histoire — et l’on pense à cette phrase célèbre de Joyce : « L’Histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. »
Parmi ces personnages, il y a Socrate et Platon, Che Guevara, des personnages de l’histoire russe. Mais dans ce dernier cauchemar, alors que, sur un plateau télé où l’attend son assassin, le président tente de désavouer son propre premier ministre, architecte en chef de la corruption — dans ce dernier cauchemar, donc, Goloborodko affronte Ivan le Terrible. Oui vous avez compris, dans le langage d’aujourd’hui, mais déjà à l’époque, dans la tête des millions d’Ukrainiens (et de Russes) qui ont suivi cette série, il faut lire : Zelenski affronte Poutine.
Je retranscris leur échange. Il y est question de la corruption, des oligarques, et de comment les sanctionner. Sur un fond rouge sang, dans une lumière d’apocalypse, le tsar russe, avec son manteau doré, son bonnet de fourrure, sa longue barbe grise et son sceptre énorme s’approche du jeune gringalet en costard-cravate qui se présente devant lui :
Ivan : Viens ici mon bonhomme, j’ai un truc à te dire. Il faut qu’ils souffrent comme des maudits ! Les empaler sur une pique, les rouer ! Leur mettre le feu dans la bouche !
Goloborodko : Désolé Ivan, mais ce n’est pas légal !
Ivan : Mais toi tu es la loi ! Tu es le tsar !
Goloborodko : Non, je ne suis pas le tsar.
Ivan : Alors qui es-tu ? Tu es avec qui ?
Goloborodko : C’est à dire ?
Ivan : C’est quoi ton nom ?
Goloborodko : Goloborodko
Ivan : J’avais un bouffon nommé Prochka Goloborodko. Il avait de l’humour, alors je lui ai arraché la langue.
Goloborodko : C’est cruel.
Ivan : On ne peut pas faire autrement.
Goloborodko : Peut-être qu’au XVIe siècle c’était la seule mesure possible, mais nous, on essayera de tout résoudre démocratiquement. Les Scandinaves ont réussi. Ce sont vos ancêtres à propos. Vaincre la corruption légalement.
Ivan : Mais tu es fou ? Nos hommes sont différents, sauvages, ils n’apprécient pas là bonté. Alors si une main vole, coupe-là.
Goloborodko : Je ne le ferai pas. Vous savez que ce n’est pas une histoire de mains. Le problème est dans nos têtes.
Ivan : Alors, coupe-leur la tête ! C’est la tradition d’antan, chez nous. Tu es un tsar russe !
Goloborodko : Toujours la même rengaine. Je ne suis pas un tsar russe.
Ivan : Alors tu es qui ?
Goloborodko : Le Président de l’Ukraine.
Ivan : C’est quoi ça, l’Ukraine ? Tu es un prince de Kiev !
Goloborodko : Si ça vous va, oui.
Ivan : Comment ça va, les frangins ? Toujours sous le joug polono-lituanien ? Soyez patients, mes chers, on va bientôt vous libérer.
Goloborodko : Non merci, on n’en a pas besoin.
Ivan : Comment ça ?
Goloborodko : On va en Europe.
Ivan : C’est quoi ça, l’Europe ?
Goloborodko : Ben oui, l’Europe.
Ivan : Mais nous sommes des Slaves ! Nous avons le même sang !
Goloborodko : Ne recommencez pas avec le sang ! Vous choisissez votre chemin, nous en prenons un autre. On se reverra dans 300 ans et on en reparlera.
Ivan : Quel autre chemin ?
Goloborodko : Le nôtre, un chemin différent.
Ivan : C’est quoi ce chemin ?
Goloborodko : Un autre chemin. Différent du vôtre.
Ivan : Mais lequel ? Nous avons le même chemin.
Goloborodko : Toujours la même rengaine ! Vous avez le nôtre et nous…
Ivan : Qui ?
Ivan s’approche de Goloborodko et le frappe de son sceptre. Goloborodko tombe au sol inanimé. Ivan se penche et le prend dans ses bras. Il hurle, il se lamente, il grimace :
Ivan : Hé, hé, toi, ça va ? Tu m’entends ? Comment, ça, un autre chemin ? Quel autre chemin ? Vous êtes avec qui ? Avec qui ?
La scène reprend une scène connue de tous les Russes et de tous les Ukrainiens. C’est un tableau d’Ilia Repine que j’ai découvert grâce à Yoann Barbereau. Un tableau qui n’était pas présent, hélas, à la grande exposition Ilia Repine qui a eu lieu au Petit Palais l’an dernier. Et pour cause : cette immense huile sur toile de 1885 qui représente Ivan le Terrible regrettant le meurtre de son fils, un des épisodes les plus sanglants de la fin de son règne, a été lacérée en 2018 par un visiteur qui a prétexté que le tableau ne correspondait pas aux faits historiques. C’est la deuxième fois dans son histoire, que le tableau est lacéré par un visiteur.
La première fois, ce fut en 1913. En 2013, des activistes orthodoxes demandèrent que l’œuvre soit retirée de la galerie Tretiakov, car elle offenserait les sentiments patriotiques des Russes. En 1885, la toile avait été censurée par Alexandre III sur demande de son entourage conservateur. À chaque fois, la raison invoquée est la même. À chaque fois, c’est la preuve de la difficulté pour une bonne partie de l’opinion russe, d’affronter leur histoire. C’est cette cécité qu’exploite Poutine depuis des années et qui lui permet de mener cette guerre fratricide où des soldats russes assassinent tous les jours, en Ukraine, des civils russophones.
Je précise ici qu’Ilia Repine est né en 1844 à Tchougouïev, près de Kharkov, dans l’actuelle Ukraine, d’un père cosaque et d’une mère institutrice. Tchougouïev (en ukrainien Tchouhouïv) a été bombardée par l’armée russe qui a notamment tué un enfant de 14 ans. Un enfant probablement russophone, puisque depuis le début de l’invasion, Poutine tue essentiellement des russophones.
Autres précisions : le mot répété le plus souvent dans cet échange est le mot « put » qui veut dire chemin, en russe, et qui a donné « Poutine », qu’on pourrait traduire par « Duchemin ». Les Ukrainiens sont accusés par Duchemin d’avoir choisi un autre chemin que celui qu’il leur traçait de sa main de fer. Je ne sais pas si Poutine a visionné cet épisode, mais nul doute qu’il y s’y serait reconnu.
Et j’émets ici cette hypothèse, que je formule dans ma tête depuis le début de cette invasion : en dehors de la question du Donbass, de la Crimée, de la langue russe, de l’Europe et de l’OTAN, je me demande si ce que Poutine reproche le plus à Zelenski, c’est d’avoir autant d’humour et de talent. C’est vrai qu’on n’était plus habitué, en ex-URSS, à voir autant d’humour et de talent dans un homme politique.
Car Zelenski, comme Goloborodko, c’est un bouffon devenu roi. Et ce bouffon, qui dans la série Serviteur du peuple est aussi drôle que Charlie Chaplin, Buster Keaton ou Woody Allen, en résistant héroïquement à l’invasion russe, est en train de faire vaciller le dernier des tsars. Imaginez un peu, cette guerre, ce n’est pas seulement David contre Goliath, c’est Woody Allen contre Ivan le Terrible.
Depuis le début de la guerre, je fais toutes les nuits des cauchemars. Il m’arrive de rêver que je m’embarque à bord d’un avion pour aller tuer Poutine — oui, c’est comme ça, dans mes rêves, je me suis toujours pris pour 007.
Et je fais ici ce vœu : que les cauchemars restent des cauchemars. Que Poutine ne tue pas Zelenski. Mais que personne, non plus, n’aille zigouiller Poutine. Car Poutine devra répondre de ses actes. Il devra regretter le meurtre de milliers d’Ukrainiens comme Ivan le Terrible eut à regretter le meurtre de son fils. Sa place est à Nuremberg ou à La Haye, là où l’on juge les criminels de guerre.
DOSSIER - La guerre de Vladimir Poutine contre l'Ukraine
crédits photo : kawuart ; Volodymyr-Zelensky Twitter
DOSSIER - La guerre de Vladimir Poutine contre l'Ukraine ou la Russie impériale
1 Commentaire
Yahin BRUIH
26/03/2022 à 14:27
Ah bon ? Je croyais que Vlad' il était parti en guerre pour éradiquer les nazis ukrainiens, pas qu'il cherchait son chemin (rapport à sa cécité ?).
Et Cyrille de Nogent me disait, pas plus tard qu'hier, que Cyrille de Moscou avait dit que c'était même une guerre sainte et que (d'après ce qu'il avait entendu dire) les nazis ukrainiens étaient en plus homosexuels.
Alors bon ben d'accord, tout de de suite, progressiste, on se dit qu'entre un aveugle et un sourdingue on assiste à une querelle de vieux, enfin je veux dire d'anciens.
Mais cela serait tirer conclusion bien hâtivement, en français dans le texte. Jugez donc, c'est qu'ça évolue les mentalités. Et pourquoi qu'il y en aurait pas des nazis homos hein ?
Et Zelenski il est juif en plus! Ah! Ah! Nous avons donc à la tête de l'Ukraine un nazi juif homosexuel! Et ne ricanez pas, ne dîtes pas non, voyez en France. Après une subtile dédiabolisation (où il semblerait que le progressisme soit arrivé à un certain paroxysme, haut hisse (qui rime avec saucisse)), nous avons un candidat à la fonction suprême de notre chère nation, juif, berbère et d'extrême droite (liberté, égalité, fraternité). Alors, pourquoi qu'y en aurait pas des nazis homosexuels en Ukraine ? Hein ?
Et si on regarde bien, si on analyse... Ilia Répine, il n'a pas peint que "Ivan le Terrible tue son fils". Il y a aussi la lettre en réponse au sultan de Constantinople des Cosaques, Zaporogues, de Zaporoguie, rapport à la ville de Zaporijjia, où y a la centrale, nucléaire. Pas mal la bafouille, ça c'étaient des mecs, des vrais! À voir le tableau on dirait des russes. Mais non, c'est des Cosaques, d'Ukraine.
Kozak... Y paraît qu'ça veut dire homme libre mais ça doit être une légende.