La librairie Filigranes, située dans le quartier européen de Bruxelles est le plus important établissement de Belgique. Pour autant dans les coulisses de cet espace apprécié des amoureux de la lecture, 48 employés, sur les 95 équivalents temps plein, ont déposé une demande d'intervention psychosociale auprès de la caisse d’assurance sociale Securex. C'était il y a trois mois. Motif : harcèlement moral et sexuel. En cause, les méthodes managériales dénoncées comme « agressives » de son créateur, Marc Filipson.
Le 25/03/2022 à 17:09 par Fasseur Barbara
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25/03/2022 à 17:09
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Humiliation publique, surveillance abusive, licenciement brutal ne seraient que des exemples des expériences vécues et racontées à travers les témoignages d’anciens employés, d’employés en burn-out ou encore de démissionnaires.
Autre fait préoccupant, l’absence de syndicats et de protection des employés face à ce genre de situation est également mise en avant à travers les différentes prises de parole. Il y a trois mois, c’est une demande collective et anonyme qui était déposée par 48 signataires laissant trois mois supplémentaires au Conseil d’administration de la librairie pour répondre aux accusations.
« Nous étions un petit groupe de salariés, dépassés par les événements et toutes les difficultés rencontrées dans notre travail. Nous avons choisi de déposer un dossier expliquant toutes les choses dont nous étions victimes au quotidien. Ont été cités les grandes difficultés relationnelles, le harcèlement moral, mais aussi le harcèlement sexuel dont certains d’entre nous étaient victimes, mais dont tout le monde avait entendu parler. Nous étions nous même surpris de découvrir au fur et à mesure que nous étions 48 employés sous contrat à l’époque [décembre 2021, NDLR] à approuver cette demande d’intervention et à valider les faits qu’elle contenait » explique une ancienne employée à ActuaLitté.
En plus d’un comportement imprévisible de leur supérieur, certaines conditions de travail à la limite de la légalité viennent s’ajouter au triste tableau dépeint par les témoignages : heures supplémentaires non payées, obligation de participer à des soirées caritatives, changement d’horaires moins de 15 jours à l’avance, malgré ce que prévoit la loi, font partie des exemples cités.
Une autre employée nous parle de son expérience : « J’ai travaillé deux ans en tant que libraire puis un an et demi en tant que chef du rayon BD avant de partir en arrêt pour burn-out pendant six mois. Le comportement de Marc Filipson s’est aggravé au fil des mois. Ça a commencé par des sautes d’humeur, des cris puis des comportements plus violents, des tentatives d’intimidation. Ce qui m’a fait comprendre que c’était réellement du harcèlement moral, c’est le jour ou il m’a convoqué devant toute mon équipe en présence de la RH pour finir par utiliser la dépression de ma compagne pour me déstabiliser, devant tout le monde. »
Et de poursuivre : « Je voulais partir pour force majeure médicale pour qu’il y ait une trace quelque part, pour que ce soit pris en compte dans les chiffres. Le problème, c’est que les gens vont tellement mal, ressentent tellement d’angoisses et d’anxiété qu’ils démissionnent sans avoir la force ni le courage d'entreprendre des démarches qui prennent de longs mois. »
Attendant la veille de la date limite, Filigranes nie la majorité des faits exposés dans le dossier. Le CA, assurerait vouloir étudier la question des heures supplémentaires tout en affirmant, cette fois-ci clairement, qu’il n’y avait aucune obligation de participer aux soirées caritatives. De plus, on entendrait résoudre les problèmes rencontrés par le biais d’un éventuel coaching collectif permettant d’harmoniser les relations de travail.
« Cette réponse est un ramassis de paroles bien pesantes, ce n’est rien. Ils veulent instaurer une nouvelle personne pour faire tampon entre l’équipe et la direction, mais plusieurs personnes ont déjà occupé ce poste sans tenir le coup. Notre demande, c’était que Marc Filipson n’ait plus le droit ou la possibilité de manager une équipe au quotidien. Ce n’est plus possible de se dire que rien ne va bouger après nous, il faut libérer la parole, il faut créer un effet boule de neige » nous affirme une employée.
Relayé par Bx1, les témoignages font état des sautes d’humeurs du fondateur de l’établissement, comme celui de Sophie, licenciée brutalement il y a presque 5 ans :
« Au début, tout se passait bien entre lui et moi. Et puis, son comportement a changé lorsqu’avec d’autres salariés, nous avons porté plainte, car nous n’étions pas dans la bonne commission paritaire. J’ai été insultée, humiliée devant des clients. Un jour, je lui ai dit qu’en tant qu’employés, nous devions respecter le règlement de travail, mais que lui, en tant qu’employeur, il devait respecter la loi. Deux jours plus tard, je suis arrivée au travail à 8 h et à 8 h 20 j’étais dehors avec mes affaires, car on m’avait licenciée. C’était hyperviolent. Après 5 ans, du jour au lendemain, je n’étais plus compétente pour mon poste de cheffe de rayon. »
Un témoignage qui coûte à la jeune femme qui poursuit :
« Marc Filipson a écrit à mes employeurs suivants pour leur dire de ne pas travailler avec moi. Il a empêché d’autres employés de sa librairie de me parler. Aujourd’hui, je suis représentante dans le domaine de la BD et je ne peux pas entrer à Filigranes. »
Déposant une demande auprès de la cellule psychosociale en charge de a protection du bien-être au travail, cette dernière précise que 5 personnes, des suites des conditions de travail couplé au comportement présenté comme délétère du patron, sont parties en burn-out sur les 6 derniers mois.
Dans son témoignage Sophie reconnaît que les choses se sont dégradées avec l’agrandissement de l’entreprise. Pour elle, tout aurait commencé lorsqu’en 2016 les salariés ont demandé à changer de commission paritaire, passant des 201 correspondantes au petit commerce indépendant, à la 311 correspondants aux grands commerces. Sophie se souvient :
« Cela lui a coûté de l’argent et c’est devenu plus difficile pour lui. Comme Filigranes était en tort, certains employés ont porté plainte pour toucher leur différence de salaire de manière rétroactive. Et puis, il aurait dû y avoir une représentation syndicale, mais cela n’a pas été fait. »
Un autre employée confirme ce revirement de situation pour ActuaLitté : « Il y a eu un turn-over très important suite au départ de Sophie, toute son équipe l’a suivie suite à son licenciement abusif. Dans les mois qui ont suivi son départ, on a tous senti un “serrage de vis”. C’était beaucoup de détails qui ont fini par détériorer le confort de vie des employés comme un flicage plus intense. Mais aussi plein de petites choses qui ont modifié la donne et qui ont accru les tensions entre l’équipe et la direction. »
Un autre témoignage marquant, toujours relayé par Bx1 est celui de David qui relate des faits survenus en 2015, il est alors âgé de presque 40 ans.
« Marc trouvait cela très drôle de me mettre la main à l’entrejambe. Après quelques fois, je lui ai demandé d’arrêter. Je lui ai dit que je porterais plainte s’il continuait. J’ai été très ferme et il a arrêté jusqu’à une fête du personnel où il était ivre. » David poursuit en expliquant qu’au cours de cette soirée, Marc Filipson lui a proposé de se retrouver dans les toilettes pour une relation intime. « J’ai refusé. Le lendemain, il est venu vers moi avec des billets de 100 euros, soi-disant pour mes vacances. Je pense surtout qu’il a voulu acheter mon silence. »
Et d’expliquer pourquoi il n’a pas porté plainte à l’époque :
« Nous étions avant #metoo. La parole n’était pas aussi libre que maintenant. À l’époque, je me suis demandé si je ne l’avais pas provoqué, si tout n’était pas de ma faute. Je n’ai donc rien dit. Aujourd’hui, je parle pour qu’il ne le fasse plus. J’ai été ferme et il a arrêté, mais tout le monde n’a pas cette force de caractère. Il se sent totalement intouchable et ne se rend pas compte de ce qu’il fait. C’est la même chose au niveau du travail où il pense qu’il ne doit pas respecter les lois. »
Malgré de nombreux témoignages accablants, le conseil d’administration défend le fondateur de Filigrane :
« C’est grâce à sa personnalité hors du commun et sa vision extraordinaire que Filigranes est ce qu’elle est aujourd’hui, à savoir une des plus grandes libraires d’Europe, peut-on lire dans la réponse envoyée à Securex. Vis-à-vis des travailleurs, il est clairement un patron exigeant, mais ses remarques sont souvent parfaitement justifiées. Son franc-parler et sa personnalité exubérante l’amènent cependant parfois à ne pas utiliser toutes les formes requises, ce sur quoi il a conscience qu’il doit travailler. […] Il a dès lors été particulièrement heurté de lire que des travailleurs aient rapporté l’existence d’insultes, de menaces ou humiliations, de remarques sexistes, racistes ou grossophobes… M. Filipson est quelqu’un de très ouvert, tolérant et ne se reconnaît pas du tout dans ces reproches. »
Or, pour beaucoup cette réponse n’en est pas une : « Dans le comité d’administration, il y a plusieurs proches de Marc. On peut reconnaître parmi les signataires sa fille ou encore des amis qui ont des parts dans l’entreprise. Plusieurs points m’ont choqué dans cette réponse. Les termes utilisés pour nier les “prétendus burn-out” et les dépressions. Il n’y a peut être rien d’officiel, mais les RH sont au courant du fait des démarches qui sont engagées lors des arrêts longue durée, la direction aussi est au courant : c’est de la mauvaise foi caractérisée. »
Et d'ajouter : « Ils se félicitent des mesures prises en espérant que cela conviendra aux employés, mais aucune mesure n’a été prise si ce n’est le recrutement d’un directeur opérationnel qui ferait tampon entre la direction et les employés. Or c’est un poste qui existe déjà, j’en ai connu quatre en trois ans et demi, c’est un siège éjectable ce poste. »
« Mais ce qui m’a le plus sauté aux yeux c’est ce très long paragraphe qui fait l’éloge de Marc Filipson, qui le présente comme un héros mythique. Pour eux ce n’est pas un harceleur, c’est un génie et c’est extrêmement choquant, ça montre à quel point ces gens sont hors sujet. On leur parle de souffrance au travail et la seule réponse c’est que Marc est un entrepreneur de génie. »
Contacté, Marc Filipson n'a pas répondu aux demandes de ActuaLitté.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY SA 2.0)
7 Commentaires
Robert0
25/03/2022 à 23:49
Dans le monde du livre, en Belgique, le harcèlement (que ce soit chez Filigranes ou chez Cultura) est un secret de Polichinelle 🤷♂️
jujube
26/03/2022 à 04:28
Sale histoire! Ce qui se cache parfois derrière les livres...
ZazieWestie
26/03/2022 à 14:11
Ma fille a du fuir cette librairie pour les raisons évoquées par ces employés et en est restée meurtrie et fragilisée à jamais. Marc Filipson devrait être puni pour ces comportements destructeurs.
Ceci date de nombreuses années.
Comment pouvons nous soutenir ces personnes et ajouter notre témoignage ?
Isabelle P.
PP
27/03/2022 à 10:33
Tentez de contacter BX1 qui a récolté les témoignages
Lucky Luke
27/03/2022 à 14:04
Bravo aux 48 employés qui ont eu le courage - c'est très difficile - d'affronter la situation. Effectivement, dans le monde du livre, en Belgique entre autres, le harcèlement moral est courant et reste souvent impuni. Les intérêts économiques, l'esprit de clan et un manque de courage politique certain prévalent sur le respect des employés. Les harceleurs continuent, impunis.
NAUWELAERS
27/03/2022 à 20:56
DERNIÈRE MINUTE !
Infos entendues ce dimanche 27 mars (après des articles dans tous les grands quotidiens belges, parus hier samedi -l'un d'eux se terminant par un quasi-appel au boycott...).
Sur Classic 21, une chaîne radio de la RTBF (service public ici, pour le lectorat français ou non belge qui ne saurait pas).
L'Empereur de cette chaîne de magasins, Filipson, fait quelques petits pas vers Canossa...
En gros, sans entrer dans les détails, il admet des erreurs dans son comportement et on va recruter (encore) un nouveau directeur, ou une directrice bien entendu, des RH.
La plainte fera-t-elle Pschitt, du coup ?
Pas impossible mais à suivre !
CHRISTIAN NAUWELAERS Habitué du magasin principal, avenue des Arts à Bruxelles...et à deux pas de l'Alliance française de Bruxelles !
Cam
31/03/2022 à 15:21
J'ai travaillé comme étudiante à Filigrane il y a des années. Je suis heureuse qu'enfin Marc doive répondre de son comportement.
C'était en effet un personnage nocif, provocateur et moqueur envers les travailleurs, fort craint et redouté.