L’année touche à sa fin, et voici l’occasion de revenir sur huit titres d’auteurs roumains, qui ont été traduits au cours de l’année. Une sélection opérée par Cristina Hermeziu.
Le 14/12/2021 à 14:56 par Cristina Hermeziu
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14/12/2021 à 14:56
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Marin Mălaicu-Hondrari, Le livre de toutes les intentions, traduit du roumain par Laure Hinckel, éditions Inculte.
Avant de s’en aller, le narrateur reçoit un stylo de la part de sa bien-aimée, Iris. Écrire un livre en une nuit et écrire sur les suicidés devient le désir étrange et obsessionnel de ce personnage qui vit dans une caravane, à la lisière d’une oliveraie. « Peu importe le choix que je ferai, avant de m’endormir j’écrirai et j’écrirai. Pas d’autre issue. Une compulsion pour la littérature. » Il prend la route et son road movie creuse un chemin intérieur et appelle les ombres de quelques compagnons célèbres.
De nombreux suicidaires de la littérature y défilent : Marina Tsvetaieva, Gherasim Luca, Anne Sexton, Sylvia Plath, Alexandra Pizarnik… Une méditation troublante sur l’écriture comme maillage de mots et d’interrogations qui garde le héros en vie, comme un subtil filet de sécurité. Raffiné et inquiétant.
Avant de s’en aller. Saul Bellow, une conversation avec Norman Manea, traduit de l’anglais et du roumain par Marie-France Courriol et Florica Courriol, éditions La Baconnière.
Avec son petit format de carnet et ses trois parties serrées, ce duel Bellow-Manea compose une sorte de précis de conversations entre écrivains de patrimoine.
Par sa grande curiosité intellectuelle et affective, Norman Manea pousse son illustre interlocuteur à forer dans son vécu, dans sa conception de la littérature, et ce qui émerge de leur dialogue est le résultat progressif de l’« introspection » doublée d’une « rétrospection ». De l’enfance au sein d’une famille juive d’émigrés de Russie à l’adolescence rebelle et bohème, du rapport à l’écriture et des influences littéraires aux rencontres politiques et idéologiques, du « typiquement juif » au processus d’américanisation – toutes les scènes biographiques évoquées semblent converger vers un questionnement littérairement et existentiellement ultime : « comment réfléchir à notre propre vie ? »
Les lecteurs de Ravelstein (Saul Bellow, 2000) ou ceux du Retour du hooligan (Norman Manea, 2003) vont trouver jubilatoire le spectacle des idées qui naissent et l’énergie de la pensée qui s’auto-réfléchit dans cette conversation « ininterrompue » entre deux grands écrivains des États-Unis et de l’Europe. Enrichissant.
Corina Sabău, Et on attendait les grillons, traduit par Florica Courriol, éditions Belleville
Avec une précision scénaristique, Et on attendait les grillons pose en quelques chapitres serrés un univers particulier dans une époque sombre : une usine de textile dans la Roumanie socialiste et un quotidien sous pression à Bucarest où des femmes et des hommes subissent des rapports de pouvoir tordus.
Rythmée, haletante, subtile à travers ses répliques intériorisées et ses émotions cachées, la scène qui décrit l’avortement clandestin est déchirante. L’écrivaine roumaine Corina Sabău (née en 1975) combine l’art du détail significatif et le discours intérieur du personnage féminin dans un puzzle aussi fluide qu’énigmatique. Très documenté, le récit recrée l’atmosphère de l’époque grâce à quelques indices intelligemment placés qui donnent aux scènes un bel éclat visuel et aux personnages une authenticité attachante. La vie qui tremble et résiste. Touchant.
Le blues roumain 2. Anthologie désirée de poésies, sélection et traduction de Radu Bata, préface d’Éric Poindron, illustrations de Iulia Şchiopu, Éditions Unicité.
Radu Bata, traducteur et poète — inventeur de la poésette —, avait déjà signé en 2020 un premier volet, intitulé Le blues roumain. Anthologie imprévue de poésies roumaines, chez le même éditeur. Patchwork inédit de poèmes divers où se télescopent à dessein des époques et des courants littéraires, des auteurs à sensibilités contraires ou jumelles, ce deuxième recueil porte bien son nom. « Une anthologie désirée ne peut être représentative ni rigoureuse : en amour, on transgresse les règles, on est régi par la passion et le plaisir », résume le traducteur. Une démarche subjective et poétique.
Alina Nelega, Comme si de rien n’était, traduit par Florica Courriol, éditions Des femmes — Antoinette Fouque.
Couronné par le Prix Observator cultural en Roumanie, Comme si de rien n’était est le premier roman de la dramaturge Alina Nelega, née en 1960. L’autrice est connue par les passionnés du Festival d’Avignon grâce à sa pièce de théâtre Amalia respire profondément, traduite par Mirella Patureau et publiée d’abord en 2012 aux éditions l’Espace d’un instant pour être jouée ensuite sur différentes scènes.
Servi par une plume sincère, ce roman d’amour, également politique et social, s’attaque nonchalamment à une thématique taboue et à une époque oppressante. Comme si de rien n’était est l’un des rares romans roumains à traiter de l’homosexualité féminine sous Ceausescu. Édifiant.
Florina Ilis, Le livre des nombres, traduit par Marily Le Nir, éditions des Syrtes.
Déployé sur 500 pages, Le livre des nombres est la chronique de deux familles transylvaines, tout au long du XXe siècle. Primée pour l’un de ses romans précédents (La croisade des enfants, prix Courrier International), Florina Ilis confirme une fois de plus l’ampleur et la profondeur de son souffle romanesque.
Un narrateur raconte cent ans de bouleversements historiques, sociaux et politiques au plus près des histoires d’amour et au cœur des relations familiales ou de terroir. Dans cette saga transylvaine, qui va et vient dans le temps entre 1918 et 2018, la force d’évocation de Florina Ilis ouvre des brèches d’espace-temps pur où ses personnages, qui ont tous quelque chose d’archétypal, montent sur des scènes cinématographiques finement orchestrées. Une écrivaine roumaine au sommet de son art. Magistral.
Cătălin Mihuleac, Les Oxenberg et les Bernstein, traduit par Marily Le Nir, éditions Noir sur Blanc.
Le pogrom de Iasi, 1941 : le sujet est lourd, mais l’histoire est décapante. Deux Juifs américains, Dora Bernstein et Ben, mère et fils, visitent la ville de Iasi, au Nord-Est de la Roumanie, de nos jours. On y rencontre Suzy, et Ben, le fils, tombe amoureux. On découvre la paisible ville roumaine, vouée au consumérisme, on retraverse l’océan vers l’Amérique, mais le passé ensanglanté, avec ses horreurs inimaginables, va se greffer petit à petit sur le présent des protagonistes. En 1941, l’antisémitisme montant s’était transformé en massacre collectif.
La virtuosité stylistique de Cătălin Mihuleac repose certes sur le changement des registres, son talent de romancier réside dans le glissement des époques, mais son audace est entièrement dans la perspective. La dérision et l’humour, souvent sarcastiques, rencontrent l’intelligence de ne pas prendre parti trop vite. On s’identifie tantôt aux bourreaux, tantôt aux victimes et l’exercice est loin d’être commode. Cătălin Mihuleac sait déranger et son roman, en se gardant d’être moralisateur, reste définitivement poignant. Déchirant.
Mircea Cărtărescu, Melancolia, traduit par Laure Hinckel, éditions Noir sur Blanc
L’univers et le style si particuliers de Mircea Cărtărescu, écrivain pressenti plusieurs fois pour le prix Nobel, s’essentialisent. Autant son roman-monde Solénoïde (Noir sur Blanc, 2019) avait besoin de plus de 800 pages pour cartographier la réalité-rêve, autant Melancolia réussit à contenir, dans trois récits serrés, un prologue et un épilogue, « l’horreur et la mélancolie de la vie ».
Des enfants et des adolescents traversent des paysages urbains, couleur craie, couleur or, dans une sorte de transe métaphysique, souvent inquiétante. Ce qui leur arrive est fondateur, de l’ordre de l’intime et de l’ordre du cosmique. Un garçon découvre l’esseulement, fruste et ontologique, après que sa maman, partie faire les courses, tarde à rentrer à la maison (Les ponts). Un frère et sa sœur malade vivent dans une osmose aussi flamboyante que périlleuse. (Les renards). Un adolescent garde ses mues successives et assiste à la métamorphose, hallucinante, de la fille qu’il aime (Les peaux).
À l’instar de l’image troublante de la maman en négatif, Mircea Cărtărescu ne cesse de développer dans sa littérature, en photographe métaphysique, les cadres obsédants d’une énigme, notre présence mystérieuse sur la terre et dans l’univers. Envoûtant.
crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Paru le 15/09/2021
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Paru le 04/03/2020
146 pages
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Paru le 08/04/2021
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Editions des Syrtes
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Paru le 02/04/2020
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Les Editions Noir Sur Blanc
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