Alors que l'édition semblait découvrir l'expression « modèle économique », durant le Salon du livre 2011, où il était impossible de suivre la moindre conférence sans l'entendre prononcée à plusieurs reprises, les temps s'apaisent, et l'expression entre dans les moeurs. Encore maladroitement employée, toutefois, certains confondant toujours l'économie du papier, avec celle du numérique. Mais au moins accepte-t-on de faire de l'argent dans un secteur culturel…
Le 22/12/2012 à 16:38 par Clément Solym
Publié le :
22/12/2012 à 16:38
Il semble que pour 2012, l'un des impératifs suprêmes, dans la création littéraire, consistait à trouver une valeur ajoutée. Probablement l'industrie s'est-elle montrée plus sensible que prévu à l'essor balbutiant encore du format EPUB3, et de ses capacités à intégrer des éléments vidéos, audio, des mises en page complexes, et ainsi de suite. Cet "ajout", pas forcément de valeur, mais de contenus, était alors souvent présenté, communiqué de presse à l'appui, comme une valeur ajoutée à l'oeuvre.
C'est que, rares furent au cours de l'année les oeuvres conçues comme enrichies, sources de minéraux et de fer et naturellement gazeuses. Pour le moment, on se contente d'ajouter à ce qui existe. Et de répondre donc à l'impérieux commandement d'ajouter de la valeur, par des procédés techniques qui pour le moment desservent amplement la valeur initiale et intrinsèque de l'oeuvre, c'est-à-dire celle pour laquelle on s'était décidé à la publier, à l'acheter, à en parler autour de soi…
JulianBleecker, CC BY-NC-ND 2.0
Ils furent nombreux, les titres numériques, durant l'année 2012, à se présenter comme "enrichis". Mais de tout ce que l'on a pu voir, difficile de considérer que l'on avait réellement fait mieux que Kadath, le guide numérique de la Cité Inconnue, publié chez Mnémos, et coréalisé avec le Studio Walrus. Non pas parce que le fichier était d'une beauté transcendantale, mais plutôt parce qu'il était intelligemment pensé, et que les enrichissements présents découlaient réellement d'un travail éditorial pensé. Evidemment, un tel avis ne va pas sans aller sans froisser quelques susceptibilités. Qu'elles se reprennent, et soient une seconde sérieuses…
Dans les rayons numériques de notre bibliothèque
Et surtout, revenons à cette dictatoriale "valeur ajoutée". Voilà un an, ActuaLitté annonçait l'ouverture d'une bibliothèque de téléchargements d'ouvrages numériques, en partenariat avec Google Books, et qui fonctionne mieux que jamais, à ce titre. La presse en faisait un très large écho, mais un commentaire sur Twitter suffit, pour vous dépeupler une revue de presse mirifique. Ce dernier interrogeait simplement : "D'accord pour la bibliothèque, mais quelle est la valeur ajoutée ?"
La question contenait presque sa réponse, et pourtant, quelle extraordinaire valeur ajoutée, immédiate, pour ActuaLitté : l'accès à une base de données permanente, un enrichissement de nos sujets possible à tout moment, un élargissement des services du site, sans compter les 3000 visiteurs qui chaque jour (jour, oui…), s'y rendent pour chercher, télécharger et découvrir des textes. D'ailleurs, après une année, voici le top cinq des recherches effectuées depuis notre moteur :
5. Marguerite Duras (qui n'a pourtant rien d'un auteur du domaine public)
4. sexualité (nous sommes sur internet…)
3. Montaigne essais (et toc !)
2. Victor Hugo roman
1. Molière pièces / Molière théâtre
De quoi savourer un éclectisme qui en dit également long sur les utilisateurs. Alors quelle valeur ajoutée ? Aucune, à proprement parler. Sinon celle d'un nouveau service, pleinement intégré au journal. En clair, tout ce que Google Books offrait de manuscrits numérisés était entièrement accessible et consultable.
Homothétique, enrichi : la poule ou l'oeuf ?
Dans le monde du livre, deux solutions existent : l'ouvrage homothétique, numérisé bien sagement, ou décliné en version numérique, pendant que le BAT fait son chemin chez l'imprimeur, ou l'ouvrage enrichi. Les plus audacieux se lancent dans l'application, horriblement coûteuse, et dotée d'un modèle économique uniquement soutenu par les aides qu'apporte le Centre National du Livre. Sans elles, pas de Recherche et Développement.
Dans le premier cas, les éditeurs s'activent et ont produit quasiment l'intégralité de leur rentrée littéraire en format numérique cette année. Pour ce qui est du fonds, certains signent avec Google, Chapitre, Amazon ou d'autres sociétés pour assurer la numérisation des oeuvres existantes. Mieux : une législation portant sur les oeuvres indisponibles du XXe siècle devrait produire dans les prochaines années un stock, à l'utilité autant qu'au financement douteux, de 500.000 oeuvres. Tout cela pour constituer un catalogue d'ouvrages qui ne sont que la transposition en format numérique, de ce que l'on trouve imprimé sur papier. Mais plutôt que de tourner des pages, on fait s'agiter de l'encre électronique.
Dans la quête de valeur ajoutée, certains s'engagent dans des voies intéressantes : Zarafa, réalisé par Prima Linea Editions, s'appuyant sur les ouvrages parus chez Nathan, faisait son possible pour acquérir une certaine existence numérique propre. Le livre était bien pensé - au sens conçu comme plus qu'une simple translation vers le numérique - mais le résultat final était décevant. Triste et décevant.
QueViva la Musica, chez Belfond, avait un certain intérêt, pour les mélomanes, et les curieux. D'autant plus que son auteur, Andrés Caidedo a une histoire et un charisme impressionnants. Ici, la présence d'éléments ajoutés, des compléments d'information, pour enrichir la lecture - et non pas la modifier - donne littéralement une valeur de plus. Mais cette quête de la valeur ajoutée, pour intéressants que soient les éléments ajoutés, ne peut se limiter à de tels ajouts.
Au moins, le livre était sans DRM, bien qu'un peu cher encore…
Et puis, récemment, ce sont les éditions Gallimard, qui ont annoncé la sortie inédite du Petit Prince en version numérique. C'est qu'au bas mot, nous avons pu repérer cinq versions EPUB différentes, circulant en toute illégalité sur les réseaux. Et que, du côté de Gallimard jeunesse, on nous a assuré que cette édition numérique enrichie, n'avait pas pour vocation de supprimer l'offre pirate. Et pour cause…
Après 48 heures passées à manipuler le livre, les 9,99 € qui en sont demandés relèvent du vol caractérisé, et surtout, le résultat de cet ouvrage enrichi justifierait à lui seul un dépôt de plainte. Notons illico que le livre est qualifié d'animé, et réalisé avec le soutien du CNL, alors que la communication vers la presse joue bien sur le terme d'enrichi. C'est au moment où l'on nous proposait d'arracher des baobabs avec le Petit prince que l'imposture a pris forme…
C'est pas l'homme qui prend la mer... tantantan
Que Bernard Giraudeau donne de la voix pour lire l'ouvrage n'est pas, en soi, une révolution. Après tout, on se retrouverait au croisement entre le livre audio et l'ouvrage numérique : plutôt que de laisser un appareil effectuer la lecture avec une synthèse vocale, la voix d'un comédien reste préférable. Non, ce sont plutôt les différentes activités proposées qui donnent envie de pleurer. Et que l'éditeur nous présente bien comme des notes d'interactivité, à savoir :
Et très sincèrement, si l'on excepte l'animation de l'homme allumant son réverbère et le jeu avec le renard, qui vole au ras des pâquerettes, cette création se trompe lourdement. D'abord, parce que sous iPad 1 (pourtant mis à jour), l'application iBooks plante, et que les animations fonctionnent… avec beaucoup de patience. Ensuite, et dans l'ensemble… Il est vrai que l'adaptation en série télé avait de toute manière mis à mal le droit moral, faisant du Petit Prince une sorte de Naruto moderne, croisement entre Sonic, Mario Bros et Dora l'exploratrice. Et que l'on pouvait difficilement porter plus atteinte à l'oeuvre originale.
Pour le livre, c'était d'autant plus compliqué : les dessins de Saint-Exupéry sont tellement connus qu'il était d'une part impossible de les manipuler ou de les modifier - et donc de faire mieux que ce triste résultat. Le côté ludique des animations reste très discutable, elles encombrent la lecture, voire la polluent, mais surtout, alors que le livre recherchait une valeur ajoutée avec cette version numérique, l'effort est contre productif.
Pire : il dévalorise l'oeuvre originale : la quête tyrannique de la valeur ajoutée fait du Petit Prince un ouvrage avec des bugs, peu attrayant et qui rate son projet. Il est certains ouvrages que l'enrichissement ne peut pas atteindre ; contraints à recevoir des animations, à être augmentés de fonctionnalités avant tout intégrées parce que c'est possible - et sûrement pas intelligent -, ils démontrent combien le despotisme de l'enrichissement, de la valeur qu'il faut toujours adjoindre, nuit.
Quand le Petit Prince en fait les frais, alors des sanctions s'imposent : les responsables de cela ne codent pas avec les pieds. Qu'on leur tranche donc les mains.
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